Vanity Fair, Janvier, 2011

Vanity Fair, Janvier, 2011

Tempête sur Saint Barth par Vicky Ward
(Traduction de l’article paru dans Vanity Fair de janvier 2011)

Tempête sur Saint Barth

C’est l’habituelle saison folle de Saint Barth, les super fortunés et les super chics débarquent pour fêter de folles vacances, mais l’un d’eux, l’hôtelier américain André Balazs a déclenché un tollé. Parmi les locaux, beaucoup craignent que le projet de Balazs de construire un “eco resort” avec 40 bungalows sur la plage de Saline, la mieux préservée (et la plus protégée) de l’île, bénéficie du soutien du Président Bruno Magras et des familles les plus puissantes de l’île. VICKY WARD plonge dans les eaux agitées d’un débat sur l’avenir du paradis.

A Saint Barth, l’île la plus chic des Caraïbes, Noël et Nouvel An sont la saison folle. “A Noël, il y a une énergie incroyable”, remarque un résident de longue date, qui décrit l’île comme ressemblant pendant cette période à “un camp de vacances pour New Yorkais fortunés et célèbres”, magnats du business, vedettes de la musique et célébrités de Hollywood. “C’est comme si toute l’île était devenue le Studio 54 à ses heures de gloire.”

Il y a tellement de voitures sur les routes que la circulation avance à un rythme pédestre. Les hôtels affichent complet. Tout comme les villas de location, dont le prix peut atteindre $150,000 par semaine pendant la période des vacances.

La vague de conquérants la plus récente est celle des nouveaux super riches russes, les “New Russians”, et en ce moment la célébrité la plus en vue est l’investisseur milliardaire Roman Abramovich. Au printemps dernier, il a offert à l’île la rénovation gratuite de son stade de football. Il a dépensé 89 millions de dollars pour une propriété de plus de 30 hectares surplombant la plage de Gouverneur, où il séjourne à l’occasion avec sa compagne de 29 ans, Dasha Zhukova. Lors de ses séjours à Saint Barth, on l’aperçoit souvent seul au volant de sa Mini Cooper, sans la garde rapprochée qui l’accompagne partout à Londres.

Le soir du Réveillon de Nouvel An, d’innombrables fêtes se tiennent partout dans l’île et sur les yachts au ponton de Gustavia. “La tradition veut que si vous connaissez l’ami d’un ami, vous en êtes”, note le résident de longue date. Resquiller les fêtes est un passe-temps local dont personne ne s’offusque. L’année dernière, la fête d’Abramovich était LA soirée ciblée par les resquilleurs. Si vous aviez réussi à y entrer, vous pouviez vous fondre dans la foule des invités, dont Gwen Stefani et Beyoncé – les deux ont chanté, dit-on –, Jay-Z, Orlando Bloom, Miranda Kerr et Lindsay Lohan.

Toujours selon notre résident, si vous vous ennuyiez, “vous pouviez toujours vous joindre à la fête sur le yacht de Paul Allen [co-fondateur de Microsoft, propriétaire de l’Octopus, près de 130 mètres], car il est si grand qu’il fait tourner un véritable service navette entre le bateau et le ponton, n’importe qui est le bienvenu”.

Dans la foule des habitués de fin d’année on compte aussi le Président de Revlon, Ronald Perelman, et le collectionneur d’art contemporain Peter Brant, accompagné de son épouse Stephanie Seymour, avec laquelle il vient de se réconcilier. Certains des visiteurs fortunés sont si épris de l’île qu’ils y ont acheté des résidences – le marchand d’art Larry Gargosian, par exemple, Jimmy Buffett, Steve Martin, le photographe Patrick Demarchelier, David Letterman et le légendaire chanteur français Johnny Halliday, auquel il arrive parfois de pousser la chanson spontanément dans une fête d’amis, tout comme Mikhaïl Baryshnikov enlève parfois une jeune invitée pour un tour de piste de danse.

Billy Joel avait l’habitude d’essayer ses nouvelles chansons ici, et pendant plusieurs visites à Saint Barth, Steve Martin s’est paré de lunettes de soleil et chapeau avant de se rendre compte que personne ne lui prêtait attention. C’est l’ambiance unique de Saint Barth. “Il n’y a jamais eu de ‘eux’ et ‘nous’”, remarque un résident de longue date.

D’un côté il a raison. Les locaux ont très peu de problèmes avec les célébrités de passage.

Les divisions qui les opposent sont des divisions entre eux, entre les “métros” et les anciennes familles de Saint Barth, qui possèdent la quasi totalité des terrains et des entreprises et qui contrôlent la politique de l’île.

“’Les Métros’, ce sont les gens qui viennent de la métropole, c’est-à-dire de France,” explique David Zara, Vice-Président de Tradewind Aviation, qui assure la liaison entre Saint Barth et Puerto Rico pendant la saison d’hiver. “Il y a énormément de tension entre les Métros et les Saint Barth [les autochtones]. C’est très bien caché, à cause du tourisme, mais faites-moi confiance, ils se détestent*.”

“C’était comme expliquer à un enfant que ce qu’il fait est inacceptable, mais il veut imposer sa volonté et il essaiera par tous les moyens de le faire”, dit un politicien qui a rencontré Balazs.

*M. Zara a démenti avoir utilisé ce terme auprès de VF depuis la publication

En général, la dizaine de vieilles et puissantes familles de Saint Barth, sous l’égide Bruno Magras, le Président du Conseil Territorial (la législature locale, qui compte 19 membres), préconisent la valorisation économique et la construction – car elles ont en seront les principales bénéficiaires – tandis que ceux qui séjournent dans l’île pour le plaisir et la détente tiennent à préserver la faible densité des habitations et sa beauté naturelle. “Bruno appartient à la génération qui croit que le développement est un but en soi, qu’il doit être sans fin” dit Maxime Desouches, membre de l’opposition dans le Conseil Territorial, “et que cela est la seule voie possible, car si l’on ne poursuit pas le développement de l’île, elle perdra son rang et finira par tout perdre.”

Le débat opposant les pro et anti développement a éclaté au grand jour lors de la réunion du Conseil le 16 juin 2009, quand le Président Magras a annoncé qu’il avait été contacté par l’hôtelier américain André Balazs. Agé de 53 ans, le charmant et séduisant propriétaire du Château Marmont à Los Angeles et des hôtels design Mercer et Standard à New York, se proposait de construire un “eco resort” de 40 bungalows derrière les dunes de la plage Saline. Saline est une zone verte (c’est-à-dire inconstructible) et un lieu hautement symbolique – l’une des trois plages de l’île à avoir largement échappé aux entrepreneurs, et la mieux conservée des trois.

Vu que le sujet ne figurait pas à l’ordre du jour de la réunion du Conseil, aucun vote n’eut lieu ce soir-là, mais selon Desouches et quelques autres, dans les semaines qui suivirent, Magras ne fit pas de secret de son soutien au projet de Balazs. (Dans un email, Magras dit, “Je n’étais pas contre l’idée d’ouvrir une partie de la zone derrière les dunes à la construction.”) Alors que Desouches affirme qu’initialement la majorité des membres du Conseil n’était pas enthousiaste, de l’avis général le Président du Conseil parviendrait facilement à obtenir leurs votes. “Une blague locale dit, selon un résident, que lors d’un vote du Conseil, la première personne à voter oui ou non est Bruno. Il lèvera sa main avant les autres, puis tout le monde suivra son signe.” Jean-Pierre Hennequet, galeriste et antiquaire à Gustavia, la « capitale » de l’île, rapporte que les réunions du Conseil relèvent souvent de la farce: “Il faut les voir. Quand ils arrivent, ils ont la liste des points soumis au vote ce jour-là, puis à la réunion même ils découvrent les documents – souvent des centaines de pages – sur la base desquels ils doivent statuer et dire oui ou non!”

Au début du mois d’octobre 2009, trois associations de défense de l’environnement – Environnement Saint Barth, Saint Barth Essentiel et l’Association pour la Protection des Oiseaux – avaient obtenu 1185 signatures des plus ou mois 5000 électeurs inscrits de l’île au bas d’une pétition contre le projet de Saline. Beaucoup de résidents voient en cette pétition la première opposition significative à la politique de Bruno Magras, qui gouverne l’île depuis 15 ans, d’abord comme maire, alors que l’île fut encore une commune de la Guadeloupe, elle-même Département d’Outre-Mer de la France, et depuis juillet 2007 comme Président du Conseil Territorial après que l’île soit devenue une “collectivité d’outre-mer” indépendante. “C’est la première fois qu’il y a eu une pétition, une pétition publique qui a obtenu beaucoup de signatures, contre un projet défendu par Bruno”, dit Hennequet.

Balazs dit qu’il continuera de poursuivre son projet d’eco resort: “J’ai toujours considéré le projet de Saline comme un engagement à long terme auprès de la communauté.”

La question du développement de la plage de Saline a galvanisé les habitants de Saint Barth en posant la question beaucoup plus générale de l’avenir de ce paradis tropical: sera-t-il bétonné et couvert de constructions jusqu’à disparaître, aliénant ainsi les visiteurs fortunés et célèbres qu’il attire chaque hiver et qui font vivre une bonne partie de l’économie locale?

A première vue, Hélène Bernier, actrice clé dans la circulation de la pétition, ne paraît pas avoir le profil d’une menace, certainement pas pour un politicien puissant ou un des entrepreneurs aux moyens financiers considérables. A l’Eden Rock, historiquement le premier hôtel que l’île ait connu, et le plus célèbre, au déjeuner Hélène Bernier fait tâche au milieu des autres hôtes attablés – touristes français, américains et anglais portant Eres, Chanel, Vilebrequin ou d’autres tenues de plage de rigueur, qu’ils peuvent, eux, toujours se payer alors que d’autres plient dans ces temps durs, tout comme une assiette de verdure et une demi bouteille de rosé à $100.

Culminant à environ 1 mètre 55, Bernier est petite aux yeux de certains, car si, comme elle le prétend, sa famille est implantée à Saint Barth depuis 10 générations, elle ne fait pas partie des familles puissantes, elle a peu de ramifications et elle est considérée comme pauvre. A l’Eden Rock elle porte un short kaki et un T shirt blanc qui a vu des jours meilleurs. Dans l’humidité de midi, ses cheveux marrons, qui lui tombent sur les épaules, sont moites. Sa jeunesse a quelque chose d’absurde. Elle aurait 20 ans? “J’ai 36 ans”, répond-elle à la question.

Bernier explique qu’en réalité la pétition bénéficie d’une sympathie beaucoup plus large que le soutien exprimé par les signatures. “J’ai fait du porte-à-porte en demandant, ‘Voulez-vous signer?’. Souvent les gens répondaient, ‘Je ne veux pas d’hôtel à Saline, mais si je signe au bas de cette feuille, la prochaine fois que j’aurais besoin de quelque chose de la part du Président, pour moi ou pour ma famille, il me dira non. Alors je ne peux pas vous aider.’ Au début j’étais surprise. Je leur disais, ‘Vous avez le droit de dire ce que vous voulez. Vous avez le droit de signer ici, c’est légal. Vous pouvez le faire.’ Mais ils continuaient à dire, ‘Je ne veux pas, car après avoir signé ce papier, quand j’aurais besoin de quelque chose à titre personnel, ils ne me le donneront pas.’”

Bernier a un intérêt certain à ne pas souhaiter la réalisation d’une opération immobilière à Saline: au cours des 8 années passées, elle a développé un service touristique, Easy Time, spécialisé dans les randonnées permettant aux touristes de découvrir les superbes sites naturels de l’île et son patrimoine culturel. L’un des lieux particulièrement appréciés par ses clients est la plage de Saline, mais dorénavant elle craint pour sa propre sécurité et celle de ses clients si elle les y amène.

Les propriétaires des terrains sur lesquels Balazs souhaite construire – plusieurs dizaines de personnes, la plupart appartenant aux familles Lédée et Bryan – sont très en colère contre Bernier, l’accusant de gâcher leurs chances de toucher le jackpot. Conscients de l’intérêt que leur portait Balazs, les propriétaires nourrissaient l’espoir d’obtenir la révocation du statut de zone verte de leurs terrains, ce qui aurait démultiplié leur valeur. A ce propos, Desouches remarque que “Si vous considérez les montants obscènes en jeu, il est clair que les personnes qui veulent vendre leurs terrains ne seront pas bien disposés envers quelqu’un qui dit, ‘Non, non, ce n’est pas une bonne idée.’” Un autre résident de longue date observe que “Les propriétaires des terrains de Saline sont très en colère, et ils ont commencé à planter des panneaux à l’arrière de la plage avertissant qu’il s’agit de PROPRlÉTÉ PRlVÉE.”

Les écologistes « devraient s’installer au centre de l’Amazonie et vivre avec les oiseaux », selon le Président Magras.

“[J’ai] placé une annonce dans le journal local”, se souvient Bernier, “dans lequel je disais que tel jour j’organisais une randonnée à Saline. Le jour précédent la randonnée programmée [un membre d’une des familles auxquelles appartiennent ces terrains] m’a appelé en disant, ‘Si vous venez à Saline, nous vous attendrons avec des pierres et nous ne vous laisseront pas passer. Je ne veux plus vous voir à Saline.’ Le jour annoncé je me suis rendu à Saline avec mon client. Ils étaient là, je les ai vus, mais ils n’ont pas bougé.”

Notre dîner avec André

Selon Desouches, après avoir parlé à Magras et ayant peut-être reçu des garanties de sa part, Balazs a acheté 50% du terrain en copropriété, ce qui selon Balazs est un peu comme acheter les parts d’une entreprise cotée – au prix de 15 millions d’euros (21 millions de dollars) – et qu’il envisageait d’acheter les parts restantes dès qu’il aurait obtenu les permis de construire et autres autorisations indispensables. Après avoir appris qu’une pétition avait été lancée demandant l’arrêt de son projet, il a mis en ligne ce qui ressemble à une présentation PowerPoint du projet. Ces pages Web sont remplies de photos d’oiseaux, de plantes et de dunes, et elles présentent les nombreuses améliorations environnementales que Balazs dit vouloir réaliser sur le lotissement, telles que “stabilisation et valorisation des dunes”, “contrôle des marées de tempête”, “restauration de l’habitat” et replantation avec des “espèces luxuriantes endogènes”. A part quelques rectangles minuscules sur une ou deux photos aériennes, une maquette informatique de huit bungalows d’allure générique disposés en cercle, une photo de banque d’images d’un bungalow dans un autre complexe hôtelier, il n’y a aucune indication sur l’aspect final réel de l’eco resort, tout en affirmant que les bungalows ne seront pas visibles de la plage, qu’ils privilégieront les technologies vertes et qu’ils n’occuperont que 2 à 5% de la surface totale du lotissement. Cependant, il semblerait que ces 2 à 5% ne représentent que la surface totale des bungalows au sol, et non la totalité de la zone qu’ils occuperont. Il n’y a aucune mention de bureaux, d’un restaurant des parties communes. (Balazs lui-même reconnaît que le chiffre de 2 à 5% n’est qu’une approximation.)

Le 25 septembre 2009, Balazs s’est rendu à Saint Barth avec trois ou quatre membres de son équipe, dont “un avocat, un urbaniste et un écologiste”, pour présenter le projet lors d’une réunion à laquelle étaient conviés une quarantaine de membres de la population locale. La présentation était aussi vague et écologique que les documents: “Vous voyez la nature dès l’âge d’enfant, et quand vous êtes un enfant, vous voyez quelque chose de vert et vous pensez que cela a toujours été et doit toujours être comme cela. Mais aujourd’hui vous savez que les hommes vivent ici … depuis des siècles … C’est la nature avec tout ce qui est vivant – nous sommes la nature … Cela devient assez compliqué et je me ferai un plaisir de parler des détails quand nous aurons davantage de temps.”

L’ambiance était houleuse et à la confrontation. “Pas à cet endroit”, cria une personne de l’assistance, faisant référence à Saline.

Après avoir beaucoup parlé des eco resorts comme concept d’avenir, l’équipe de Balazs a été forcée d’admettre qu’aucun des sept hôtels du groupe n’avait été construit selon ce principe. Comme le précise Jean-Jacques Rigaud, directeur du magazine Tropical, “Le projet était prévu dans une zone vraiment très sensible et il se devait de s’entourer de gens avec de sérieuses références dans ce domaine s’il voulait convaincre, ce qu’il n’a pas fait du tout.”

Maxime Desouches se souvient, “Ils posaient tout genre de questions. Il est évident, par exemple, que quand vous construisez un tel hôtel, vous aurez des employés, alors je lui ai demandé d’emblée: OK, que prévoit votre plan d’emploi quant à l’embauche de personnel local, ce qui serait préférable au recrutement d’un personnel extérieur à l’île, ce qui fera encore monter les loyers? Il n’avait pas de réponse à cette question. Et je suis sûr que c’est parce qu’il n’avait pas réfléchi aux implications de son projet en termes d’impact sur l’économie locale et comment résoudre toutes ces questions.” (Balazs admet qu’il ne s’est pas encore penché sur des questions telles que la conception des bungalows et l’attribution des marchés. Il explique qu’à ce stade de développement, le projet de Saline représente “une vision, un plan, une suggestion”, et il croit que toutes les objections soulevées jusqu’ici font partie du dialogue normal et que chacune de ces préoccupations sera prise en compte au moment opportun selon la procédure de validation.)

L’échec de la soirée n’a fait que se confirmer quand Balazs invita un petit groupe à dîner après la présentation. Selon une source dont un très bon ami a participé à ce dîner, “André parlait de la protection d’une espèce locale [d’araignée ou d’oiseau], que l’on ne trouve pas sur l’île en réalité, ce qui mit les invités un peu mal à l’aise.”

Jean-Philippe Piter, photographe de 42 ans qui produit la publication annuelle Pure Saint Barth (qui accorde une large place aux photos de jeunes femmes peu vêtues, ce qui a pour effet d’exaspérer les membres les plus conservateurs de l’office de tourisme local), croit que le resort de Balazs signifiera “plus de gens, plus de voitures et plus d’ordures à gérer.” Les sceptiques posent encore d’autres questions: Des yachts seront-ils autorisés de jeter l’ancre face au resort? Les résidents auront-ils accès à la plage privée? Le projet amènera-t-il de multiples projets de construction autour de la baie?

Jean-Pierre Hennequet ne fait qu’exprimer ce que beaucoup craignent quand il évoque un agenda secret. “A cause du prix extrêmement élevé du mètre carré à Saint Barth et du coût important de la construction, un nouvel hôtel ne peut être rentabilisé ici”, explique-t-il, “sauf s’il s’agit en réalité de bungalows éco présentés comme un « hôtel », mais qui sont en réalité destinés à être vendus individuellement comme villas privéEs avec un service de style hôtelier. Beaucoup de professionnels soupçonnent que ce soit cela le véritable projet masqué par le rideau ‘éco’.” (Balazs dit que l’option de la vente individuelle des bungalows est le genre de question qui sera décidée au moment d’obtenir les dernières autorisations.)

Même avant l’entrée en scène de Balazs, quasi tout Saint Barth était monté au front contre une société immobilière haut de gamme, Duet Luxury Hotel Fund, qui en 2008 avait commencé la construction d’un hôtel de 42 chambres au bord de la lagune de Grand Cul-de-Sac, qui devait se nommer Nikaia Beach Resort & Spa. Duet, qui détient des parts dans le restaurant londonien Automat et le groupe de restauration et hôtellerie d’Alain Ducasse basé à Monaco, a arrêté le projet l’an dernier en réponse au recul du marché du luxe. En ce moment le projet se résume à des coquilles en béton à moitié finies entouré d’une clôture en fil de fer rouillé à un endroit qui comptait jadis parmi les plus beaux de l’île. “Pourquoi Balazs n’aurait-il pu reprendre le projet de Grand Cul-de-Sac pour le mener à bien à sa manière au lieu d’envahir la plage de Saline?” C’est la question que beaucoup sur l’île se posent. (Balazs répond que le resort abandonné est l’antithèse de ce qu’il souhaite réaliser.)

Même ceux qui défendent le projet pensent qu’il devrait se réaliser partout sauf à Saline. Anne Dentel, agent de location de villas, dit qu’elle “aime le projet de Balazs. Vraiment, j’aime beaucoup le projet. J’ai pensé que c’était une idée très forte, un hôtel magnifique, mais pour moi l’emplacement n’est pas bon … André m’a dit, ‘Oh, je vais le construire sur la petite colline, je ne toucherai pas à la plage.’ Mais vous savez comment cela se passe. Un client se présentera à la réception avec un ‘Je voudrais un transat et un parasol sur la plage.’ Puis, ‘Je voudrais quelque chose à boire.’ Puis, ‘Je voudrais avoir un sandwich’, et là, vous connaissez la suite, bla, bla, bla.”

Maxime Desouches a tenté de garder le contact avec Balazs après la présentation, afin de le persuader de considérer un autre site. “Je me suis présenté à lui pour lui dire, ‘Voyez-vous, je suis cadre des services publics de l’île et je comprends ce que vous voulez faire.” Il a dit, ‘Okay, déjeunons ensemble.’ Nous nous sommes rencontrés dans sa villa de location et je lui ai dit, ‘Vous savez, votre idée est merveilleuse, mais elle n’est pas adaptée à Saline, ni aujourd’hui ni dans mille ans. Il vous sera très difficile de réussir ce coup.’ Et c’était comme expliquer à un enfant que ce qu’il fait est inacceptable, mais visiblement il veut imposer sa volonté et il essaiera par tous les moyens de le faire. Je lui ai expliqué que nous avions quelques autres options que nous pourrions explorer et que mon rôle en tant qu’agent du service public était de voir comment nous pourrions répondre à sa vision en trouvant un site approprié. Je lui ai dit que nous pourrions examiner les possibilités offertes par le Manapany [un hôtel existant], qui a grand besoin d’une réhabilitation générale et que nous pourrions rendre un terrain adjacent constructible et essayer de réaliser son projet sur ce site. Il a commencé par dire ‘Non, non, non. Si je ne peux pas le réaliser à Saline, je n’ai pas envie de faire ailleurs.’ Puis il dit, ‘Vous pouvez me montrer sur Google Map où cela se trouve?’ Alors je le lui ai montré et il a regardé. Il m’a donné sa carte de visite, son numéro de téléphone et tout cela, et m’a dit ‘Discutons-en’. Donc quand j’ai été à New York, je lui ai laissé deux ou trois messages, mais il n’a pas retourné mes appels.” (Balazs dit qu’il a eu un bon échange avec Desouches et a été intéressé par la perspective de rénover le Manapany, mais qu’il a découvert que l’hôtel n’était pas à vendre.)

Turndown Service

“De la construction, de la construction partout”, se plaint Jean-Philippe Piter lorsque nous garons sa Daihatsu Terios – qui semble être le véhicule de prédilection des îliens. “C’est le moment d’arrêter de construire, car nous commençons de voir les effets néfastes de la sur-construction sur l’environnement, au niveau de la gestion des ordures, des besoins en énergie, à tous les niveaux.” Sur une île de moins de 25 kilomètres carrés, nous allons ici et là, suivant les virages d’une route principale qui descend de Grand Colombier jusqu’à Grand Cul-de-Sac, puis repartons dans la direction inverse. Nous passons par Pointe Milou, un petit quartier résidentiel, où Piter attire mon attention sur les fondations d’une grande villa. “C’est de cela que je parle. C’est tout simplement trop”, dit-il, exaspéré. A cause de telles constructions, la prochaine édition de Pure Saint Barth fera la part belle à des photos de la laideur qui envahit l’île. Tandis que dans d’autres temps j’aurai peut-être masqué les constructions laides qui poussent partout, maintenant je les fait voir. Je veux que les gens voient les rochers gris et inesthétiques, les dépôts d’ordures, les déchets qui brûlent”, dit-il. “Vous avez vu ‘Et Dieu créa la femme’ avec Brigitte Bardot?”, me demande-t-il. “Vous vous rappelez de Saint Tropez quand c’était encore un petit village de pêcheurs? C’était beau.”

Conduisant vers l’est en direction du Grand Cul-de-Sac – le lieu où le projet du Duet Luxury Hotel Fund a été suspendu – Piter évoque le site qu’il a découvert il y a 15 ans, lors de son arrivée sur l’île, quand ce fut encore une lagune où les locaux se retrouvaient le dimanche après-midi pour se baigner et partager un moment de détente. Aujourd’hui, la lagune est entourée d’imposantes villas, dont l’implantation a ruiné l’écosystème, selon Piter. “Maintenant, la lagune est polluée. Ils l’ont tellement malmenée, vous n’avez pas d’idée.” Le squelette des 42 chambres de l’hôtel abandonné est aussi laid qu’on le dit.

Alors que nous nous éloignons par la route, Piter remarque une pile d’ordures, frappe le volant en colère et gare la voiture sur le bas-côté. Il s’excuse de s’être emporté: “Laissez-moi juste prendre une photo de cela.”

A Saline, dont le nom renvoie aux salines à l’arrière de la plage, qui furent jadis une source de revenus pour les locaux, nous prenons le chemin qui mène du parking improvisé à la plage. “Il faut souffrir un peu pour y arriver”, me prévient Piter. Quittant la voiture, nous grimpons une colline sur un chemin parsemé de roches et de cailloux, qui vous couperont les pieds si vous vous y aventurez pieds nus. Puis nous dépassons le somment de la dune et découvrons une vue à couper le souffle – une étendue de sable blanc de 800 mètres de long. Derrière nous, de petites collines hérissées de palmiers et de cactus et fourmillant d’oiseaux. La passion que ce lieu inspire à Piter ne s’est jamais éteinte. “Vous comprenez maintenant pourquoi ils ne doivent pas y toucher”, dit-il. “Ce serait l’erreur capitale. Je vous en prie, quand vous voyez Bruno, dites-lui : les Américains et les touristes ne veulent pas qu’on y touche.”

“Lédée … Magras … Laplace … Gréaux … Gumbs … Questel … Turbé … Brin … Blanchard … Berry … Bernier … Je crois que c’est tout”, dit Jean-Pierre Hennequet, faisant la liste des familles fondatrices, étendues et ramifiées, qui gouvernent Saint Barth. En vérifiant l’annuaire téléphonique de Saint Barth, vous découvrirez 227 Gréaux, par exemple, et 133 Lédée – sur une île qui compte 8500 résidents permanents. Sur l’organigramme de l’administration locale, qui compte 5 officiels et les 19 membres du Conseil Territorial, on compte 6 personnes répondant au nom de famille Gréaux, 2 au nom de Laplace, 2 au nom de Magras, 1 Turbé et 1 Questel.

Je rencontre Hennequet, devenu depuis longtemps le confident de beaucoup de résidents, dans sa galerie. On quitte la rue pavée et entre dans un espace frais, une ambiance tamisée, qui contraste avec l’éclatant soleil au dehors, si typique de Saint Barth. Tapis dans l’ombre, on découvre un masque Ngil Fang d’Afrique, une sculpture cambodgienne du 12e siècle représentant une jeune danseuse, un morceau d’ambre sur un socle d’argent gravé en provenance du Bhoutan. “C’est une collection éclectique”, dit Hennequet en passant, avec l’air de quelqu’un qui fréquente les niches et recoins exotiques de notre monde.

“En fait, tout a commencé ici au 17e siècle”, dit-il en évoquant Saint Barth. “Aucun des fondateurs n’est venu de France. Ils sont tous venus de Saint Kitts, qui à cette époque était partagé par les Français et les Anglais. En 1648, le Gouverneur de Saint Kitts a envoyé environ une soixantaine de personnes ici afin de coloniser l’île au nom de la Compagnie Française des Indes Occidentales. Mais il n’y avait rien ici et l’île manquait de sources naturelles, ce qui rendait l’établissement d’une colonie très difficile. Et à un moment donné, l’île était également habité par les Indiens Caraïbes, qui avaient l’habitude de couper la tête aux gens qui ne leur ressemblaient pas.” Puis de nouveaux colons furent recrutés en Normandie et Bretagne, qui s’établirent en l’île de manière définitive à partir de 1670. “Ils se sont plus ou moins partagé l’île.”

L’ère moderne de Saint Barth commence en 1938, quand Rémy de Haenen, un ancien de la marine marchande française, débarqua dans la Caraïbe et y vit l’occasion rêvée de créer un commerce de contrebande. Après avoir commencé à opérer sur mer, de Haenen réalisa que pour contrôler la Caraïbe, il faudrait prendre de l’altitude, et selon la légende il apprit à commander un avion en l’espace d’une heure sur une piste de Miami. On dit que de Haenen fut le premier à poser un avion sur l’île et que pour ce faire il fut obligé de passer à rase-mottes au-dessus d’un troupeau de moutons pour les chasser du champs où il avait choisi d’atterrir. A l’aube des années 40, de Haenen avait élu domicile dans l’île et en 1953, il construisit l’Eden Rock sur un terrain près de la piste d’aviation en bord de mer. Il bâtit la maison avec la roche verte, qu’il remontait lors de ses plongées, et d’un bois dur rare, l’angélique, qu’il ramenait de la Guyane. La maison qu’il construisit – et les bungalows à l’alentour – se révélèrent exceptionnellement résistants en période cyclonique, et ils accueillirent les premiers visiteurs de l’île, dont le banquier David Rockefeller.

En ce qui concerne la guilde des contrebandiers, de Haenen avait certes de la concurrence, mais il était de loin l’opérateur le plus efficace. Jusque dans les années 70, la Caraïbe était encore largement affranchie des règlements officiels, et les contrebandiers y étaient de loin plus performants que les quelques douaniers qui essayaient de leur rendre la vie dure. Selon l’histoire que racontent Rémy, son fils, et Tristan, son petit-fils, en 1951 de Haenen fut pris au Venezuela avec 30,000 caisses de whisky et reçut l’amende la plus élevée jamais donnée par une administration caribéenne: plus d’un milliard de francs. Ni ceci ni les trois peines de prison prononcées à son encontre n’ont pu ternir la haute opinion dont jouissait de Haenen parmi les gens de Saint Barth. Consul général de l’île dès 1953, il fut élu maire en 1962. En apprenant sa victoire, des centaines d’habitants le portèrent en triomphe dans les rues de Gustavia. De Haenen protégea et modernisa l’île, et on raconte que quand la France commença à s’intéresser de plus près aux revenus fiscaux de l’île et délégua un percepteur sur place, de Haenen organisa un comité de réception de plusieurs centaines de personnes armées de fourches, de goudron et de plumes pour l’accueillir à l’aéroport. Le percepteur n’a jamais quitté l’avion.

Lors du décès de de Haenen en 2008, “il était un des hommes les plus pauvres de l’île”, selon son petit-fils. De Haenen avait vendu ses terrains à perte, mais les anciens qui ont réussi à conserver leurs propriétés découvrent aujourd’hui qu’ils sont assis sur des mines d’or – même une maison modeste loin de la plage sera vendue 7 ou 8 millions de dollars de nos jours.

Selon Hennequet et d’autres Métros, les familles fondatrices craignent de se retrouver minoritaires en nombre de votants et de perdre leur pouvoir. L’enjeu? “Il y a tellement de liens et d’accords entre les grandes familles ici”, explique-t-il, “elles ont réparti les affaires entre elles, de manière qu’un tel s’occupera de l’import du pétrole et du gaz, tel autre de l’importation des biens de consommation, tu feras ceci et toi, tu feras cela. Et tous, ils tirent les ficelles à l’abri des regards.” Cette association de familles puissantes, dont le Président Bruno Magras est le symbole, est désormais adoubée du sobriquet Magrafia. “Il y a tant de petits secrets sur tout ce qui concerne cette petite île, qu’ils forment une bande à part”, dit Randy Gurley, propriétaire du restaurant Maya’s, aux abords de Gustavia. “S’il y a un conflit impliquant trois personnes, dont deux sont des Saint Barth de souche, elles s’allieront, même si elles se détestent, simplement parce que c’est comme cela que le veut la règle. Bruno en a fait son beurre – il est avant tout un gars de Saint Barth.”

Magras est le paratonnerre des critiques du système de patronage régnant à Saint Barth, et vous pouvez entendre de multiples histoires sur la manière plus ou moins brutale dont il exerce son pouvoir. Si vous le contrariez, racontent ses opposants, votre demande de permis de construire ou d’autres autorisations administratives vont languir sur les bureaux ou être simplement refusées. Ou alors vous subirez des vexations policières, comme le relate Hélène Bernier dans une lettre ouverte aux élus de l’île. Monique Magras, qui a choisi de divorcer de Denis Magras, le frère cadet de Bruno, a confié son “testament”, dans lequel elle raconte tout ce qu’elle sait des affaires de la famille Magras, à son avocat, car elle craint réellement l’influence que celle-ci exerce sur l’île.

David Zara est un des plus virulents adversaires de Magras sur l’île. Sa société, Tradewind Aviation, se trouve en concurrence avec St. Barth Commuter, la société d’aviation privée dirigée par Magras. Zara, qui a 48 ans, pose la question de principe: “Est-ce qu’il est bon que le Président du Conseil de l’île soit aussi son principal acteur économique? La réponse est non. Vous devez faire un choix. Soit vous vous engagez dans la politique pour le bien de toute la communauté, soit vous faites des affaires, mais vous ne pouvez pas faire les deux à la fois.” (Magras n’est pas d’accord et remarque que son poste de Président ne lui apporte qu’une rémunération de 4800 euros par mois, qu’il a des enfants et qu’il doit subvenir à ses besoins comme tout le monde.) Zara raconte que depuis que Tradewind a lancé ses opérations à Saint Barth en 2005, Magras n’a pas cessé de le harceler, l’accusant de ne pas se conformer aux règlements et incitant la police d’arrêter ses pilotes. “Bruno est quelqu’un de profondément envieux, qui ne supporte pas l’idée que quelqu’un puisse arriver sur l’île et y gagner de l’argent alors qu’il pense être le seul à devoir faire de l’argent. Il est très, très, très profondément envieux”, dit Zara.

Zara affirme que l’année dernière un officier de police a admis que Magras l’avait instruit de l’harceler: “Je veux dire que cet homme va très loin. Il m’accuse de tous les crimes sous le soleil.”

Magras répond que Zara a effectué des vols charter de Saint Barth “vers des destinations pour lesquelles il n’a pas les autorisations [selon le règlement de l’aviation civile]. Nous en avons parlé avec M. Zara à de multiples reprises.” Quant à l’affirmation de Zara qu’un policier l’aurait harassé sur sa demande, Magras confirme qu’un jour il a fait un rapport sur ce qu’il pensait être un vol charter non autorisé entre Saint Barth et la Guadeloupe. Quelques heures plus tard, son fils Bertrand l’informa que Zara lui avait dit qu’il allait chercher des amis à la Guadeloupe. “Il est vrai qu’à l’arrivée en Guadeloupe un gendarme l’a contrôlé … Et vous serez d’accord avec moi que si vous n’avez rien à cacher, ce n’est pas un problème d’être contrôlé.”

Jean-Pierre Hennequet se montre plus mesuré à l’égard de Magras et relève qu’il a fait beaucoup de bonnes choses pour Saint Barth. “Il a réussi à gagner une grande mesure d’autonomie au pays mère, ce qui nous vaut une situation fiscale unique en France – les résidents locaux de plus de cinq ans d’ancienneté ne paient pour ainsi dire pas d’impôts. Fiscalement il s’est comporté en vrai conservateur, ce qui fait de nous peut-être la seule entité territoriale de France à ne pas avoir un centime de dette publique. Il a créé de nombreuses installations sportives et à l’intention de la jeunesse, et maintenant il entreprend une action comparable au profit des personnes âgées, et à présent il restaure le réseau routier de fond en comble … C’en est même peut être un peu trop par rapport à l’île de Saint Barth dont beaucoup d’entre nous apprécient le caractère plus rustique.”

Mais Hennequet ne manque pas de noter que Magras est aussi un politicien avisé et retors: “Je vous donne un exemple. De temps en temps ont lieu des débats publics lors desquels les assistants sont libres de poser toute question qui les préoccupe, et le Président Magras répond. Si vous dites, ‘Mais pourquoi ne le faites-vous pas ainsi?’, ou ‘Ce serait mieux de le faire de cette manière’, vous constaterez qu’il n’admet pas que quelque chose de bien puisse être proposé par un tiers. Il faut qu’il soit l’auteur de la proposition. Alors il répondra ‘Oui, c’est une très bonne idée. J’y ai déjà pensé, bien sûr, mais nous ne pouvons pas le faire, car il y a une Loi qui à l’Article 6(z) dit que nous n’en avons pas le droit.’ Et tout le monde dit ‘Ah bon, vraiment? Alors parfait, très bien.’ Et après la réunion, vous consultez le Code pour relire la Loi citée et vous constatez que soit la Loi n’existe pas ou que l’Article n’existe pas ou qu’un Alinéa de celui-ci dit tout à fait autre chose.” (Selon Magras ce sont des “bêtises”.)

Un autre résident de longue date remarque que “Bruno veut être considéré comme un régent bienfaiteur. S’il dit que c’est plié ou que ce n’est pas plié, acceptez sa parole, passez à autre chose et arrêtez de parler d’une rumeur stupide.”

Un homme est une île

Le jour de notre rendez-vous à son bureau, Bruno Magras, qui ressemble indéniablement à l’acteur Charles Bronson, porte de grandes lunettes aux verres teintées, une chemise bleue à manches longues et des pantalons marron clair. Son cellulaire loge dans la poche de sa chemise. Un grand bureau en bois et le portrait du Président Nicolas Sarkozy au mur dominent la pièce. Le soleil matinal, brillant de tout son éclat, s’est invité, nous sommes assis dans des fauteuils et nous faisons face, séparés par une table basse.

Il commence par me raconter son histoire. “Selon les recherches menées par ma famille, nous sommes une des premières familles à être arrivées sur l’île, ceci en 1652.” Bruno est né sur l’île 300 ans plus tard, en 1951. Son père était simple travailleur dans le bâtiment public et les entreprises de construction, ayant, entre autres coupé la pierre avec laquelle fut construite la maison de David Rockefeller, qui acheta un terrain sur la côte ouest de l’île dans la seconde moitié des années 50. C’est Rockefeller qui présenta Saint Barth au reste du monde au début des années 60, quand il accueillit des célébrités comme Henry Kissinger et Aristote Onassis dans sa maison de vacances.

Jusqu’à cette époque, la vaste majorité des hommes de Saint Barth travaillait en Guadeloupe, le voyage entre les deux îles se faisant à la voile. Les quelques familles suffisamment aisées pour offrir une éducation à leurs enfants les inscrivaient en Guadeloupe ou en Martinique. Magras n’en faisait pas partie. “Je ne suis pas allé à l’école”, me raconte-t-il, “mais j’ai beaucoup lu et j’ai étudié tout seul pour apprendre ce que je sais aujourd’hui. Je ne nourris pas de regrets à ce sujet, car je connais des gens qui sont allés à l’école pendant 20 ans et je ne me couperais pas la tête pour la remplacer avec la leur.”

A l’âge de 16 ans, Magras a déménagé à Saint Thomas aux Îles Vierges US, où il travailla comme pompiste et aide mécanicien avant d’apprendre à piloter un avion avec l’espoir de devenir pilote de ligne. Puis il occupa pendant 15 ans une position de cadre à l’aéroport de Guadeloupe.

Dès son jeune âge, Magras a nourri des aspirations politiques. En 1976, à l’âge de 24 ans, il occupa son premier poste d’élu et en 1983 il avait progressé au rang d’adjoint au maire. En 1989, il abandonna temporairement la politique pour se consacrer à ses affaires, dont l’unique cimenterie de l’île, une entreprise très lucrative dont il partageait les parts avec son frère Michel. (Bruno a vendu ses parts en 2003.) En 1995, il créa St. Barth Commuter et fut élu au poste de Maire.

Quand je l’ai interrogé sur l’opération immobilière de Balazs à Saline, il met un bémol à ce que beaucoup considèrent comme son soutien enthousiaste du projet et le fait qu’il n’ait pas accepté la pétition des défenseurs de l’environnement, ce qui aurait obligé le Conseil de soumettre le projet au vote. “Nous avons à présent quelques personnes ici, qui sans connaître l’affaire, ont fait une pétition”, dit-il. “Mille trois cent personnes ont signé un papier sans rien savoir, accusant le Président d’ouvrir Saline à une opération immobilière et ceci et cela. Eh bien, c’est ça, la politique. Mais la politique, ce n’est pas moi qui décide, ce n’est pas ma parole qui prime. Quand vous venez me voir pour me parler, je dois vous recevoir et vous écouter, apprendre ce que vous voulez. Et que je sois d’accord avec vous ou non, ou que je serai d’accord avec vous sous certaines conditions, nous en discuterons. Mais il y a des personnes qui n’agissent pas ainsi; chacun a sa propre interprétation de ce qui se passe. Ce qui se passe est qu’André Balazs a soumis une demande de reclassement d’une certaine zone afin d’y construire un eco resort et que le Conseil n’a pas autorisé le reclassement de cette zone.”

Mais Magras ajoute que Saint Barth est “un pays libre” et que le Conseil Territorial et lui-même n’ont pas beaucoup de moyens pour empêcher quelqu’un d’acheter un terrain et d’y construire, surtout si cette personne entame une procédure juridique, ce qui selon lui est une option qui s’offre à Balazs. Il n’est guère besoin de pousser Magras dans ses retranchements pour qu’il avoue ne pas être un fervent écologiste. “Bien sûr, il y a des gens qui aimeraient voir de la verdure partout et vivre au milieu de petits oiseaux et de fleurs”, dit-il. “Certains devraient s’installer au centre de l’Amazonie – vous comprenez ce que je veux dire – et vivre avec les oiseaux. C’est la meilleure chose. Alors ils pourront construire des maisons dans les arbres.”

David Zara est convaincu que Magras, qui peut être réélu en 2012, joue la montre et trame un plan qui lui permettra de faire avancer le projet de Saline. “Bruno est comme un scorpion”, dit Zara*. “Il attend dans l’ombre, il se cache dans le sable et puis il revient pour piquer. Maintenant qu’il a rendu constructible un des terrains voisins, que va-t-il faire? Il reviendra dans quelques mois et dira, ‘Mais comment voulez-vous refuser l’autorisation du projet d’André Balazs?’” (“Je ne prête pas attention aux rumeurs”, dit Magras. “Ces commentaires sans fondement font partie du ‘sport national’ de l’île.”)

La pétition contre l’opération immobilière de Saline a été présentée au Conseil Territorial le 6 octobre 2009, mais Magras ne l’a pas inclus dans l’agenda, contrairement à ce qu’exige la Loi, selon Maxime Desouches. Les inspirateurs de la pétition ont engagé un avocat et “tôt ou tard le tribunal administratif ordonnera l’inscription à l’agenda”, dit Desouches, qui pense que le projet est condamné. “Cela marquera une rupture entre Bruno et la population” dit-il. “Ce projet ne répond pas à un véritable besoin, et actuellement les gens pensent davantage à marquer une pause dans le développement de l’île.”

Mais André Balazs proclame qu’il poursuivra son projet d’eco resort. “Pendant presque toute ma vie je suis régulièrement venu à Saint Barth, et j’ai toujours considéré le projet de Saline comme un engagement à long terme envers la communauté”, dit-il. “Tous nos projets ont été réalisés dans des environnements historiquement sensibles, dans des communautés sensibilisées, alors la réponse aux préoccupations et intérêts de ces communautés est partie intégrante du succès du projet.”

Balazs a consacré six ans à la réalisation du Mercer Hotel alors que cela fait seulement six mois qu’il a initié le projet de Saline. Si vous lui parlez, vous croirez qu’il parviendra à ses fins. Comme le dit Desouches: “Saint Barth est comme une très belle femme … Les hommes feront n’importe quoi pour la posséder.”

* Depuis la sortie de cet article, Zara a démenti ce propos qui lui est prêté par la journaliste de VF.

This post is also available in: Anglais